La nature, ô mon fils Eustathe, nous attache dans cette vie, à des objets nombreux et divers; mais aucun lien n'est plus fort que l'amour qui nous unit à ceux auxquels nous avons donné l'existence. Afin que nous prenions soin d'élever et d'instruire nos enfants, la nature a voulu que le soin des parents à cet égard devînt leur plus douce volupté, et que, dans le cas contraire, ils dussent éprouver un égal chagrin. Aussi rien ne m'a été plus à coeur que ton éducation. Impatient de tout retard, et abrégeant de longs détours pour la perfectionner, je ne me contente point de tes progrès dans les matières qui sont l'objet de ton étude constante et spéciale; mais je m'applique encore à te rendre mes propres lectures utiles, en formant pour toi, de tout ce que j'ai lu, soit avant, soit après ta naissance, en divers ouvrages écrits dans les langues de la Grèce et de Rome, un répertoire de connaissances, où, comme dans un trésor littéraire, il te soit facile de trouver et de puiser, au besoin, les narrations perdues dans la masse d'écrits qui ont été publiés; les faits et les paroles qui méritent d'être retenus.
Toutes ces choses dignes de mémoire, je ne les ai point ramassées sans ordre, et comme entassées; mais de cette variété de matériaux pris en divers auteurs et à des époques diverses, que j'avais d'abord recueillis çà et là indistinctement, pour le soulagement de ma mémoire, j'en ai formé un certain corps.
Réunissant ceux qui se convenaient entre eux, je les ai organisés, pour être comme les membres de ce corps. Si, pour développer les sujets que j'emprunterai à mes différentes lectures, il m'arrive de me servir souvent des propres paroles qu'ont employées les auteurs eux.-mêmes, ne m'en fais point de reproche, puisque cet ouvrage n'a pas pour but de faire montre d'éloquence, mais seulement de t'offrir un faisceau de connaissances utiles. Tu dois donc être satisfait si tu trouves la science de l'antiquité clairement exposée, tantôt par mes propres paroles, tantôt par les expressions des anciens eux-mêmes, selon qu'il y aura lieu, ou à les analyser, ou à les transcrire.
Nous devons, en effet, imiter en quelque sorte les abeilles, qui parcourent différentes fleurs pour en pomper le suc. Elles apportent et distribuent ensuite en rayons, tout ce qu'elles ont recueilli, donnant par une certaine combinaison, et par une propriété particulière de leur souffle, une saveur unique, à ce suc formé d'éléments divers. Nous aussi, nous mettrons par écrit ce que nous aurons retenu de nos diverses lectures, pour en former un tout, digéré dans une même combinaison. De cette façon, les choses se conservent plus distinctement dans l'esprit; et cette netteté de chacun de ces matériaux, combinés ensemble par une sorte de ciment homogène, laisse une saveur unique à ces essences diverses. En telle sorte que si l'on reconnaît où chaque chose est puisée, on reconnaît cependant aussi que chacune diffère de sa source. C'est de la même manière que la nature agit en nos corps, sans aucune coopération de notre part. Les aliments que nous consommons pèsent sur notre estomac tant qu'ils y surnagent, en conservant leur qualité et leur solidité; mais en changeant de substance, ils se transforment en sang et alimentent nos forces.
Qu'il en soit de même des aliments de notre esprit. Ne les laissons pas entiers et hétérogènes, mais digérons-les en une seule substance. Sans cela, ils peuvent bien entrer dans la mémoire, mais non dans l'entendement. Rassemblons-les tous, pour en former un tout; comme de plusieurs nombres on en compose un seul. Que notre esprit agisse de façon à montrer ce qui s'opère, en cachant ce dont il s'est servi pour opérer : comme ceux qui confectionnent des liniments odorants ont soin avant tout, que leurs préparations n'affectent aucune odeur particulière, voulant en former une spéciale du suc mêlé de tous leurs parfums. Considère de combien de voix un chœur est composé: cependant toutes ces voix n'en forment ensemble qu'une seule. L'une est aiguë, l'autre grave, l'autre moyenne; les voix d'hommes et de femmes se mêlent au son de la flûte; de cette sorte, la voix de chaque individu se trouve couverte, et cependant celle de tous s'élève; et l'harmonie résulte de la dissonance elle-même.
Je veux qu'il en soit ainsi du présent ouvrage; je veux qu'il renferme les notions de diverses sciences, des préceptes divers, des exemples de diverses époques; mais qu'il forme un travail homogène, dans lequel, en ne dédaignant point de revoir ce que tu connais déjà, et en ne négligeant pas d'apprendre ce que tu ignores, tu trouveras plusieurs choses agréables à lire, propres à orner l'esprit et utiles à retenir. Car je crois n'avoir fait entrer dans cet ouvrage rien d'inutile à connaître, ou de difficile à comprendre; mais tout ce qui pourra servir à rendre ton intelligence plus forte, ta mémoire plus riche, ta parole plus diserte, ton langage plus pur : à moins toutefois que, né sous un autre ciel, l'idiome latin ne m'ait pas favorablement servi.
C'est pourquoi, si jamais quelqu'un a le loisir ou la volonté de lire cet ouvrage, d'avance nous réclamons son indulgence, s'il trouve à désirer dans notre style l'élégance native du langage romain. Mais ne vais-je point encourir imprudemment l'ingénieux reproche qu'adressa jadis M. Caton à Aulus Albinus, qui fut consul avec L. Lucullus ? Cet Albinus écrivit en grec l'histoire romaine. Au commencement de cette histoire, on rencontre cette pensée : que personne n'a droit de reprocher à l'auteur ce qu'il pourrait y avoir d'inexact ou d'inélégant dans son ouvrage; car, dit-il, je suis Romain, né dans le Latium, et la langue grecque m'est tout à fait étrangère. C'est pourquoi il demande grâce s'il a pu quelquefois errer. Tu es par trop plaisant, Aulus, s'écria M. Caton en lisant ces mots, d'avoir mieux aimé demander pardon d'une faute, que de t'abstenir de la commettre. Car on ne demande pardon que pour les erreurs où l'ignorance nous a entraînés, et pour les fautes auxquelles la nécessité nous a contraints. Mais toi, ajoute Caton, qui avant d'agir demandes qu'on te pardonne ta faute, qui t'a condamné, je te prie, à la commettre? Maintenant nous allons exposer, en forme de prologue, le plan que nous avons adopté pour cet ouvrage.